Par trois fois la mère gronda son fils : “Des bois tu dois t’éloigner! Sans Roi tu vas trépasser!” Mais par trois fois sa mère il ignora. La première, à l’orée de la forêt il se rendit. La deuxième, dans les sous-bois il bondit. La troisième, dans la canopée il s’évanouit. “Idiot! sanglota la mère qui jamais ne reverrait l’enfant, il a maintenant rejoint les ombres du passé! Qu’il soit le quatrième avertissement de ses frères et soeurs!”
Les murmures, conte de Corrèse
Les terres
Berceau des légendes du royaume d’Ébène, Corrèse trouve ses racines dans les plus anciennes familles du pays. Avant même l’arrivée du Roi-Prophète, les habitants de Porte-Chêne, dernière ville sécurisée avant la ténébreuse forêt d’Ébène, cultivaient les champs à la lisière des bois et bûchaient prudemment les arbres à leur disposition. C’est d’ailleurs à Corrèse où, pour la première fois, furent recensés les victimes du Sang’Noir et où, par conséquent, les ravages de la maladie furent les plus importants. Aujourd’hui, le palatinat est remis sur pieds, mais les cicatrices de l’épidémie tardent à s’effacer dans l’esprit des habitants superstitieux.
Le territoire de Corrèse trouve ses limites dans les Criffes à l’est, dans les monts Namori au sud et, bien sûr, dans la forêt d’Ébène à l’ouest. Au Nord, les frontières sont beaucoup plus fluctuantes alors que les nobles de ces régions changent fréquemment d’allégeance entre les seigneurs de Gué-du-Roi et de Porte-Chêne. Néanmoins, le coeur du palatinat réside assurément dans le bourg de Porte-Chêne et ses environs, ultime trace de civilisation avant la forêt d’Ébène et ses obscurs secrets. Dans les temps anciens, la capitale de Corrèse s’était considérablement fortifiée afin de soutenir des assauts d’un ennemi aujourd’hui disparu. Désormais, les hauts murs de pierres grises qui ceinturent Porte-Chêne produisent un angoissant contraste avec la vie lente et prudente qui y subsiste. Effectivement, la cité a su se remettre des tristes épisodes du début de notre ère, mais chaque citadin entretient au moins une histoire à glacer le sang à propos de spectres ou d’entités rôdant dans les rues le soir venu.
À ce jour, aucun de ceux qui ont entrepris une traversée de la forêt n’est revenu pour témoigner de son expérience. Si nous connaissons le peuple vivant au-delà de celle-ci –les Siludiens-, c’est exclusivement grâce aux quelques convois maritimes qui se risquent à traverser la mer Blanche. Traditionnellement, les seuls Corrésiens suffisamment braves -ou désespérés- pour s’aventurer dans les bois fréquemment étaient les forestiers d’Entre-Gage, un camp de bûcherons situé à quelques lieues à l’ouest de Porte-Chêne. Toutefois, lors des dernières années, avec l’ascension au pouvoir de son bailli Ludwig Schattenjager, Entre-Gage est devenu un lieu de passage sur la route menant au mystérieux château de Lichthaus, profondément enfoui dans la forêt d’Ébène et occupé par les zélotes de la Garde Céleste.
Le peuple
Les Corrésiens sont pour la plupart des individus bourrus, fermés sur eux-mêmes et hautement traditionalistes. Non seulement estiment-ils que les « étrangers » (tous ceux qui sont nés à l’extérieur du palatinat) comprennent mal ce qui rôde dans la forêt d’Ébène, mais ils se perçoivent comme le seul rempart du royaume face à ces menaces. Évidemment, il ne fut jamais démontré que les vastes étendues sauvages à l’ouest de Porte-Chêne accueillaient des créatures mythiques ou maléfiques. Pour cette raison, la plupart des nobles du royaume se plaisent à prendre en dérision les lubies des ressortissants de Corrèse en présentant leurs récits comme de simples contes fantastiques et illusoires.
Pourtant, les Corrésiens persistent à partager leurs histoires avec parfois une sincérité désarmante. Ces contes, qu’on les perçoive comme véridiques ou non, ont un fort écho dans l’ensemble du royaume. Cependant, même s’ils sont réservés aux adultes dans la plupart des palatinats en raison de leur contenu parfois extrêmement troublant, ils sont d’abord et avant tout destinés aux enfants corrésiens. Ainsi, avant de souffler la chandelle, les petits se font raconter des histoires de garçonnet déchiqueté par des rapaces ou de fillette enlevée par d’horribles créatures nocturnes. Évidemment, le sommeil qui suit ces séances de contes est parsemé des pires cauchemars, mais cela a le mérite d’apprendre à l’enfant à se méfier des forces obscures de ce monde. J’offrirai davantage d’exemples de ces récits ou des traditions corrésiennes dans un chapitre ultérieur à celui-ci.
Sur le plan vestimentaire, Corrèse fait dans l’austérité. Le sérieux de ses habitants déteint nécessairement sur leurs tenues et rares sont les individus osant sortir de la masse par des habits extravagants et colorés. Ainsi, à l’exception des quelques fourrures acquises lors de parties de chasse, peu d’éléments distinguent la noblesse corrésienne de la roture.
La famille
La famille Paurroi est l’une des plus anciennes lignées de tout le royaume d’Ébène. Bien avant le Sang’Noir, les Paurroi veillaient sur les murs de Porte-Chêne et protégeaient notre contrée contre les menaces de la forêt. Lorsque le Prophète fit son apparition, ils furent aussi les premiers hauts nobles à accepter son autorité et à lui prêter main-forte dans ses pérégrinations. Qu’ils soient ouverts d’esprit ou tout simplement crédules, les Paurroi ont ainsi offert leur confiance à celui qui devait devenir notre Roi, ouvrant à la voie à leurs homologues du royaume.
Si l’histoire s’arrêtait ici, nous pourrions être infiniment reconnaissants envers les seigneurs de Porte-Chêne. Or, le premier souverain Paurroi à avoir obtenu le titre de prince au cours de l’ère royale laissa derrière lui un héritage désolant. Le prince Casimir, dit le Sévère, reçut les bénédictions princières en l’an 159 de l’ère royale. Dès qu’il fut en possession des plus hauts pouvoirs, il prohiba l’alcool, ferma les frontières du royaume aux autres peuples et tenta de bannir toutes formes de célébrations nocturnes. Au nom du Céleste et de la lutte contre les ombres tentatrices de la nuit, il s’aliéna bon nombre de seigneurs influents. Heureusement -puisse le Céleste me pardonner d’user de ce terme- il mourut subitement d’une fièvre en 164, au moment même où la plupart des seigneurs-palatins se préparaient à lancer une offensive secrète sur la cité d’Yr. Le passage de ce prince Paurroi à la tête du royaume laissa donc notre bon peuple suspicieux par rapport aux Corrésiens.
En 322, la comtesse de Porte-Chêne et seigneur-palatin de Corrèse est Caroline Paurroi. Sa mère, Cathara, était sur le trône depuis 316 suite à la mort subite de sa propre mère Carianna Paurroi lors d’une embuscade fomentée par les Désirants. Dès son jeune âge, Cathara avait été troublée en apercevant son père Volgward Hermer être tragiquement écrasé en 309 par un bloc de pierre s’étant détaché d’une tour de la citadelle de Porte-Chêne. Cathara avait une soeur, Fezabeth, et deux frères, Ferwinn (aujourd’hui disparu, kidnappé par l’Ordre) et Ristoff. Celle-ci était mariée à Ludwig Schattenjager -jusqu’à sa mort lors de la libération de Porte-Chêne-. Caroline, sa fille, lui succéda en 322 lorsque Cathara monta sur le trône d’Ébène sous le nom de Théodoria dite la Première. Fillette née en 316, Caroline, a un frère, Ludwig, né en 319. Tous deux ont une santé fragile, la pâleur de leurs peaux étant exacerbée par le jais de leurs cheveux. En raison de son très jeune âge, Caroline est sous la protection de la comtesse-protectrice Mila Chilikov, comtesse des Semailles. On raconte de la jeune palatine qu’elle serait d’un tempérament tranquille, voire inquiétant. Éduquée dans les voies de la Garde Céleste, elle souhaiterait déjà honorer le devoir d’inquisition que le Céleste lui aurait confié.
La guerre des deux Couronnes
La guerre civile a profondément changé le visage de Corrèse. Avant même que le prince n’en donne l’ordre à ses vassaux, les Corrésiens furent les premiers à prendre les armes contre la révolte des Désirants. Que ce soit sur leur propre sol où ils éradiquèrent ou expulsèrent les sympathisants du courant populaire ou à Cassolmer où ils contribuèrent à saper les fondements du pouvoir de Casteval, la noblesse du palatinat sylvestre n’hésita pas à se mobiliser afin de protéger les traditions féodales ébénoises. Cependant, cette intervention rapide leur attira aussi de nombreux ennemis qui, au printemps 316, abattirent leur courroux sur leurs frontières.
À quelques semaines d’intervalle, moult revers minèrent le moral des Corrésiens. Tout d’abord, au début de l’été 316, Carianna Paurroi, revenant à Porte-Chêne suite au sacre comtal de Conrad Mensner, fut embusquée sur son chemin par une horde de Désirants assoiffés de sang. Malgré la présence de son escorte personnelle, dame Paurroi fut brutalement assassinée. Au même moment, les chevaucheurs du Sarrenhor franchissaient les frontières orientales et s’emparaient impunément de Porte-Chêne tandis que le gros des forces corrésiennes protégeait le château du comté des Semailles. Pire encore, les Sarrens embrasèrent les forêts de l’est et déclenchèrent nombre d’incendies incontrôlables qui forcèrent un mouvement de population vers l’ouest. Au nord-ouest, surgis de nulle part, des dizaines de navires pyristes pilonnèrent la ville portuaire de Port-Casimir et l’occupèrent sans rencontrer de résistance. Finalement, en d’autres lieux mineurs du palatinat, les mercenaires de la Compagnie de Fer accompagnés de volontaires cassolmerois harcelèrent les positions de barons et comtes corrésiens. En somme, en l’espace de quelques semaines, Corrèse avait été mise à genoux.
À l’automne 316, Cathara Paurroi fut officiellement sacrée seigneur-palatine de Corrèse. Avec le support de son époux Ludwig Schattenjager et du comte protecteur Conrad Mensner, elle confirma son titre à Rand Der Holz, capitale provisoire de Corrèse suite à la chute de Porte-Chêne. D’une même voix, Mensner et Paurroi proclamèrent qu’ils n’auraient de reste tant que les envahisseurs pyristes, sarrens et cassolmerois n’auraient pas été chassés de leurs terres ancestrales.
Dès l’an 317, une riposte massive fut lancée contre les envahisseurs de Corrèse. Port-Casimir, occupé par les Pyristes, fut isolé tandis que Porte-Chêne, prise par les Sarrens, fut encerclée. L’ensemble du palatinat sylvestre semblait se mobiliser pour repousser les agresseurs. Les cavaliers sarrens et les légions pyristes tentèrent de poursuivre leur avancée vers l’ouest, mais les Corrésiens utilisèrent judicieusement les sentiers forestiers afin de tendre des embuscades, de saboter les convois de ravitaillement et d’éliminer les officiers ennemis. La forêt elle-même semblait se refermer sur les adversaires de Corrèse. Sur la mer blanche, de nombreux pirates commencèrent à intercepter les navires de ravitaillement pyristes.
En 318, la flotte de Felbourg apparut au large de Port-Casimir. Guidée par Allan Cerbère et Brahms Ronce-Cœur, elle transportait des milliers de soldats menés par la Sénéchal de Felbourg Astrid Aerann –épouse de Conrad Mensner- et par le seigneur-palatin Aldrick Aerann. Les canons pyristes tentèrent de tirer une salve de boulets aux renforts felbourgeois, mais pour une raison obscure la poudre à canon ne s’embrasa pas. Simultanément, l’infanterie corrésienne de Conrad Mensner enfonça les fortifications de la ville portuaire et força les étrangers à battre en retraite. Sur mer, des dizaines de galères et galions se heurtèrent violemment tandis que les combats se multipliaient. Devant l’union des armées felbourgeoise et corrésienne, les légions de Pyrae durent opérer une manœuvre de fuite vers le nord. Port-Casimir fut reprise et les bannières conjointes du chêne Mensner et de l’ours Aerann flottèrent sur la ville à la fin du mois d’août.
Ce n’est qu’en 319 que le siège de Porte-Chêne fut rompu. Jusqu’alors, les occupants, incapables de repousser la riposte corrésienne, se contentaient de subir le siège dans l’espoir de recevoir d’éventuels renforts. Ceux-ci arrivèrent finalement après des mois d’attente. Yvors du clan des Vors, accompagné de Zygfry dit le Vautour, surgit des clairières embrasées de l’est et s’enfonça puissamment avec ses chevaucheurs dans les camps militaires des Corrésiens et des Felbourgeois rassemblés. La manœuvre audacieuse permit aux assiégés d’opérer une sortie et de charger leurs assaillants. Yvors perdit la vie lors de l’attaque, mais il permit par son sacrifice de libérer de la ville Sigismond le Vif et ses nombreux alliés du clan des Monds. De plus, il blesse grièvement avant sa mort Ludwig Schattenjager, époux de la palatine, qui demande immédiatement à être transporté à son château de Lichthaus dans la forêt d’Ébène. Malgré la victoire, les Sarrens décidèrent d’abandonner par prudence Porte-Chêne pour se replier sur le comté des Semailles. Privé de son comte –décédé en 316-, ce fief tomba rapidement.
Quelques mois plus tard, les forestiers de Corrèse –rejoints par les armées de Mordaigne menées par Mila Chilikov- profitèrent de récentes accumulations de neige pour lancer un assaut sur le château des Semailles. Préalablement informés de cette attaque, Sigismond le Vif et Salomon d’Iscar lancèrent un appel aux autres clans sarrens. Or, celui-ci resta sans réponse. Privé de plus de la moitié des forces de steppes et malgré les protestations de Salomon d’Iscar, Sigismond le Vif ordonna d’incendier le château des Semailles et de regagner les plaines. La guerre entre le Sarrenhor et Corrèse n’était pas officiellement terminée, mais aucune nouvelle bataille ne devait avoir lieu. Devant ces revers importants, les mercenaires de la Compagnie de Fer et de Cassolmer battirent en retraite vers l’est afin de poursuivre la lutte contre les armées princières.
Dès que le territoire corrésien fut consolidé, le comte protecteur Mensner collabora assidument avec la palatine Cathara Paurroi pour redresser la situation. Il établit de nouveau la capitale à Porte-Chêne, restaura l’honneur de la famille Kardayac –honnie par Carianna Paurroi en 315- et ordonna conjointement avec Ludwig Schattenjager la création d’une route menant vers le cœur de la forêt d’Ébène. C’est à ce moment que le grand public découvrit l’existence du château de Lichthaus, ancestrale ruine réaménagée en secret lors des années précédentes. Initialement, les autorités de Porte-Chêne aspiraient à déboiser entièrement la forêt menant vers la place-forte, mais, sans raison apparente, elle se ravisa quelques jours après le début des travaux et se contenta de construire une route traversant les bois. L’événement le plus mystérieux lié à cette progression vers l’ouest fut la disparition de Geko Del’Carna et de ses quatre cents hommes. Tôt après l’annonce publique de l’existence de Lichthaus, Del’Carna leva en effet ses troupes et déclara que, si ce nouveau château devait être la nouvelle extrême limite des bois, il s’enfoncerait encore plus profondément dans ceux-ci pour créer un avant-poste. Jamais on n’entendit parler de nouveau de l’explorateur et des quatre cents.
Le comté qui ressortit renforcé du conflit fut celui de Mordaigne, au nord. Puissamment protégé, jamais les armées ennemies ne purent l’atteindre en son cœur. Sa bourgeoisie et sa noblesse s’affairèrent donc à tirer profit des événements en cours. Grâce aux initiatives de la guilde connue sous le nom de l’Alliance de Mordaigne, une académie des métiers d’arts, un hôpital, un refuge et un tout nouveau port donnant sur le lac de la Croisée furent fondés. Mordaigne devint rapidement pendant la guerre le lieu de rencontre des expatriés, des réfugiés et des victimes des combats. Même si Porte-Chêne demeure la capitale politique de Corrèse, Mordaigne s’est imposée comme le cœur économique et culture du palatinat.