V- La Longue Année

Tandis que la plus abjecte des folies se propageait dans le coeur des damnés, l’humanité perdit ses repères temporels. Pour ajouter aux tourments des désespérés, d’au-delà de la mer blanche nous parvint un froid polaire qui engouffra les landes dans un hiver interminable. De Vêpre à Lys d’Or, la glace pétrifia les champs et condamna les maigres cultures. Sans paysan pour travailler la terre et marquer le temps des semailles et des moissons, sans marin pour témoigner des marées et sans astrologue pour étudier les mouvements célestes, on en vint à cesser de compter les années, les mois, puis les semaines. Le futur et le passé disparurent de l’horizon de l’humanité : ne persistait que le présent, funeste et cruel.

Graduellement, la faim devint famine et la fièvre dégénéra en phtisie et en peste rouge. Quand les quelques visionnaires ayant prévu l’hécatombe arrivèrent au bout de leurs réserves de vivres -si elles n’avaient pas été dévalisées par des malfrats-, les moins chanceux en étaient déjà réduits à se nourrir de racines et du cuir de leurs bottes. Même à Vaer, épargnée par le Sang’Noir, le rationnement se montra insuffisant et, bien avant la fin de la Longue Année, les affamés envahissaient les rues et renversaient la famille Torrig jusqu’alors au pouvoir. Nul mortel, aussi puissant fut-il, ne pouvait se dresser contre l’horreur grandissante se dévoilant.

Puis, des lointaines contrées du Sud, vint le Prophète. Auréolé de la bénédiction du Céleste, il brava les neiges des monts Namori et entreprit un long pèlerinage en nos terres. Sa première destination fut la résidence du défunt fermier Canterre, déclencheur du Sang’Noir. En ce lieu, en présence de quelques courageux fascinés par l’aura divine du salvateur, il s’entailla légèrement la paume de la main droite à l’aide d’un éclat de verre.  On raconte qu’à cet instant, le sang du Prophète -un sang d’ambre, plus orangé que rouge- pénétra le sol et qu’une inquiétante plainte émergea des vastes étendues sylvestres. Ensuite, il ordonna aux ombres de retourner dans leur forêt maudite pour ne plus en revenir. Jusqu’à Porte-Chêne, un frisson lugubre traversa le dos des survivants cloîtrés dans leurs demeures. Toutefois, tous ressentirent par la suite une plénitude inexplicable laissant présager des jours meilleurs.

L’endiguement de la malédiction du Sang’Noir ne fut que le commencement de l’oeuvre du Prophète. Partout où il se présentait, le sauveur semblait terrifier les porteurs du mal. D’abord à Porte-Chêne, puis à Lys d’Or, Cassolmer et dans la plupart des bourgs du territoire, il libéra les innocents de la sauvagerie et offrit une chance aux anciens dirigeants de restaurer l’ordre. Systématiquement, dès que le Prophète apparaissait, les damnés se dispersaient et périssaient, soit par la main de ceux qu’ils martyrisaient, soit sous la morsure du froid hivernal. Cependant, jamais il n’accepta les louanges à son endroit. Son message était simple : le Céleste l’avait envoyé pour sauver Célès et nul autre que le divin créateur ne devait être remercié. Tous acceptèrent cette explication et, pendant que le peuple érigeait des autels au Dieu, la noblesse mit à la disposition du Prophète l’ensemble de ses ressources.

Le plus célèbre exploit du messager divin fut la libération de Fel. Dès les premières heures de l’épidémie, la famille régnante de la cité marchande -les Aerann- se réfugia près des Crocs au Nord afin d’échapper à la malédiction. Sans guide, la région sombra peu après dans l’anarchie la plus totale. Ce n’est que par les efforts de quelques mesnies bourgeoises que la cité survécut au tumulte. Quand le Prophète franchit les portes de Fel et en sillonna les rues, la population saine était confinée aux hauts quartiers du bourg, attendant le salvateur. Une fois dans la cité, d’une voix tonitruante et incontestable, il somma les damnés de quitter la ville et d’aller trouver le repos dans les abysses de la mer blanche. Immédiatement, les hordes enragées se précipitèrent vers les falaises de Fel et se jetèrent comme un seul corps sur les récifs. Au même moment, une apaisante lumière réchauffa le coeur des opprimés et tous surent qu’une nouvelle ère s’ouvrait à eux.

Le miracle de Fel sonna la fin de la malédiction du Sang’Noir. Bien sûr, quelques damnés furent aperçus et pourchassés par la suite, mais aucune nouvelle infection ne se déclara. Cette épreuve surmontée, les familles nobles les plus influentes se rassemblèrent, sur l’invitation du Prophète, à Vaer. Nombre de vieilles lignées avaient disparu et le portrait général des forces en présence était surprenant, même si les armoiries régionales restaient similaires ; Paurroi de Porte-Chêne, Acciaro de Salvar, Gwenfynn de Cassel, Filii d’Avhor, Lobillard de Fel, Mond de Lys d’Or et Lacignon de Vaer espéraient une ultime intervention du Céleste. Malgré leurs différences, le moment venu, toutes les lignées reconnurent la filiation divine du saint et, dans un élan de ferveur, elles lui offrirent les rênes des landes.

Au confluent de l’Augivre et de la Laurelanne, au milieu de la Grand’Place de Vaer -dont le nom fut changé pour Gué-du-Roi-, la noblesse s’agenouilla devant le purificateur et son sang divin puis en fit son premier roi. La famine et la maladie rodaient toujours, mais le printemps pointait à l’horizon. La Longue Année s’achevait après probablement des dizaines de mois de chaos, laissant naître l’ère royale.

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