VIII- La guerre des deux Couronnes

En l’an 314, un navire sans pavillon jetait l’ancre dans le port de Felbourg. À son bord, une caisse de bois importée de la Ligue d’Ardaros avait été chargée. Quelques jours après son arrivée dans la métropole, le contenant se vidait de ses marchandises illicites et les dispersait aux quatre coins de la cité ; la fleur-de-jade faisait massivement son apparition dans le royaume d’Ébène. Connue et consommée modérément à Pyrae, la drogue euphorisante et addictive n’avait jamais atteint le continent en grande quantité. Or, sous les ordres des Marchands libres des Écores et avec la collaboration de moult seigneurs immoraux et avides de carats, cette plante devait se frayer un chemin dans les neuf palatinats.

La fleur-de-jade n’épargna aucune caste de la société ébénoise. Roturiers, bourgeois, chevaliers et seigneurs succombèrent à l’attrait de la drogue et firent les frais de ses effets secondaires. Effectivement, au-delà de l’euphorie et de la force physique renouvelée que la plante apportait chez le consommateur osant en inhaler la fumée, celle-ci entraînait une addiction sévère poussant la victime aux pires violences lors du sevrage. En quelques mois seulement, des Ébénois d’âme noble sombrèrent dans les ténèbres de la fleur-de-jade, liquidèrent l’ensemble de leurs richesses pour en acquérir et furent jetés à la rue. Lorsqu’ils furent privés de leur précieuse plante, ils devinrent agressifs et s’adonnèrent à des vols, émeutes et meurtres pour s’approprier les maigres avoirs de leurs cibles.

La solution à la dépendance des malades de la fleur-de-jade ne vînt que tardivement. La haute-noblesse, préoccupée par ses propres querelles, laissa la crise dégénérer et n’offrit à la populace aucun réconfort. Ce ne fut qu’à l’initiative d’un regroupement académique mené par Drissia Nazem, Pénéloppe de Barbaraq et Augustine Bazin qu’un remède alchimique complexe put être découvert. Celui-ci fut immédiatement remis aux refuges et maisons de soins dans tout le pays, mais le mal était déjà fait. Les dépendants de la drogue ardarosienne étaient peut-être guéris de leur trouble, mais ils étaient sans le sou, honnis de leurs compatriotes et sans espoir. Sans domicile, ceux-ci errèrent des semaines durant jusqu’à ce qu’un havre de paix se dévoile à eux : la citadelle abandonnée de Casteval.

Casteval, forteresse des Désirants

Située dans le Val-Follet à Cassolmer, cette forteresse maudite avait été délaissée lors de l’ère de l’Avant après la chute des Torrense qui osèrent rompre le pacte du vin lors d’un banquet. Ses hauts remparts allaient permettre à des centaines de pauvres âmes d’Ébène de fuir leurs malheurs et d’aspirer à une vie meilleure. Sous les conseils d’une charismatique femme surnommée « Dignité » et proclamée reine-mendiante et de neuf seigneurs-vagabonds destinés à propager dans l’ensemble des provinces ébénoises un message d’accueil et d’acceptation, ce regroupement se définit peu à peu et prit le nom des « Désirants ». La création d’une terre égalitaire, privée de toute noblesse et répartissant entre ses habitants les richesses naquit ainsi au cœur de Casteval, faisant un pied de nez à l’aristocratie ébénoise et attirant des regards hostiles.

Au début de la 316e année, ces tensions entre les Désirants et les maîtres légitimes de l’Ébène dégénérèrent en conflits armés. Principalement à Felbourg, Corrèse, Laure et Avhor, les roturiers prenant les routes pour rejoindre Casteval furent interceptés par leurs seigneurs et ramenés de force sur leurs terres, emprisonnés ou exécutés sommairement. Le plus horrible épisode de ces altercations eut lieu dans le comté des Mille barons à Cassolmer où, dans un chaos total engendré par une tempête de neige, les armées felbourgeoises, corrésiennes et avhoroises massacrèrent des centaines de Désirants désarmés. Au printemps, le royaume était en ébullition. Il ne lui manquait qu’un symbole, une tête dirigeante pour le guider.

En avril 315, à l’occasion du bal des Floraison, le prince Élémas IV, veuf depuis plusieurs années, officialisa son union avec la Felbourgeoise Isabelle Delorme. Sous l’œil du Haut Pilier, le souverain épousa la demoiselle qui, de ce fait, devint la princesse d’Ébène par alliance. Or, ce n’était qu’une vérité à demi-avouée que le prince n’entretenait envers sa nouvelle femme aucune attirance réelle. Ce mariage politique ne satisfaisait guère la soif passionnelle d’Élémas IV. Après quelques semaines à peine, on vit celui-ci s’entourer régulièrement de courtisanes, parfois même publiquement et au vu et au su de sa propre épouse. Tandis que le prince manifestait toujours plus son dédain envers sa femme, la princesse sombrait dans une détresse manifeste.

Fidel Guglielmazzi et le prince Élémas IV

À l’automne 315, une nouvelle réjouissante fut toutefois annoncée : la princesse Isabelle portait un enfant en son ventre. Devant cette promesse de vie à venir, tous crurent à un rapprochement intime et passionnel du couple princier. Le sort devait en décider autrement. À l’occasion du bal des masques de la même année, la première dame fut empoisonnée à l’aide d’harassia, une concoction entraînant l’interruption de la grossesse. Pendant plusieurs jours, Isabelle fut alitée, en proie à de violentes crampes et hallucinations. Au terme de cette convalescence, elle survécut, mais perdit l’enfant à naître. À partir de ce moment, on nota un changement dans le tempérament de la souveraine ; elle se fit plus religieuse, moins volage. Le prince Élémas IV, quant à lui, déclara ouvertement et sans gêne son épouse responsable de cet événement tragique. En pleine cour princière, les deux mariés en vinrent à se contredire mutuellement, voire à proférer des insultes l’un envers l’autre.

Sur le plan politique, il devint évident que les deux têtes dirigeantes du palais d’Yr entretenaient des visions diamétralement opposées du royaume. Devant la crise des Désirants, le prince soutint officiellement le maintien de la noblesse et de la tradition alors que la princesse manifesta chaleureusement son soutien au peuple opprimé. Cette dernière, avec la bénédiction de la princesse douairière Serinissa Merizzoli, tenta en avril 316 de faire accepter une charte des droits et devoirs des Ébénois sensée protéger les indigents des actions abusives de leurs seigneurs et diminuer la révolte populaire dans le royaume. Toutefois, Élémas IV s’y objecta catégoriquement et jeta le projet aux oubliettes.

Au printemps 316, la Reine-Mendiante Dignité des Désirants fut assassinée, laissant ses ouailles dans le doute et le désespoir. Immédiatement, ceux-ci se tournèrent vers des puissants sympathiques à leur cause : Jonas Tyssère -religieux cassolmerois-, Armand Dessaules -seigneur et habitant de Casteval-, Vérité –seigneur-vagabond mutilé pour ses convictions- et, bien sûr, la princesse Isabelle. À Pyrae, le comte protecteur Zeryab Nazem, qui vit la Reine-Mendiante être assassinée quelques minutes après l’avoir épousée, s’afficha fermement en faveur de la cause du peuple (ou de la noblesse bienveillante). Un front de revendication populaire commençait à prendre de l’ampleur. Celui-ci allait se nourrir des autres guerres ébranlant le royaume

Les partisans avhorois et salvamerois de la princesse Isabelle

Effectivement, depuis le début de l’année 316, deux autres régions de l’Ébène étaient en proie au chaos. Dans le sud-ouest, le Sarrenhor unifié avait lancé une conquête massive du comté des Semailles, à Corrèse. Face à cette invasion impromptue, le palatinat forestier avait mobilisé l’ensemble de ses forces pour résister à l’attaque. Les Sarrens étaient alors cherché moult alliés entretenant une hargne réelle envers les Corrésiens : Cassolmerois, mercenaires et Pyristes. Le prince supportant officiellement les défenseurs, cette prise de position contre les alliés de la Couronne laissait présager le pire. Pendant ce temps, au nord-est, Avhor était en pleine guerre civile. À l’initiative du comte Hugues Orfroy, un vent de contestation de la palatine Lucrecia Filii se leva. Joignant les actes à la parole, Orfroy et ses alliés avhorois prirent d’assaut la capitale, Vêpre, afin de renverser la famille régnante. Un siège fut établi sur la cité et s’éternisa pendant des mois. Lorsque le Bataillon sacré d’Yr intervint en faveur de dame Filii, on crut qu’un dénouement rapide allait avoir lieu, mais les légions révolutionnaires étaient nombreuses et bien armées.

Les acteurs de la guerre civile à venir étaient définis ; d’un côté, les partisans de la noblesse et du prince (Corrèse, Felbourg, Laure, loyalistes d’Avhor, la majorité de Salvamer), d’un autre côté les supporteurs du peuple et ennemis du prince (Sarrenhor, révolutionnaires d’Avhor, Pyrae, Cassolmer et Désirants). S’associant en supplément les services de la Compagnie de Fer, puissant regroupement de mercenaires, la princesse fut placée symboliquement à la tête des opposants au prince et gagna le surnom de « Mère du peuple ». Il ne manquait plus qu’une étincelle pour embraser le royaume.

Le prince Élémas IV

En mai 316, une flotte surgit sur le fleuve Laurelanne, à proximité de Gué-du-Roi. Sans avertissement, l’armada aux multiples blasons bombarda massivement les murs de la capitale lauroise avant de lancer un assaut terrestre sur celle-ci. Parmi les envahisseurs, on comptait la famille Volpino de Salvamer, des Cassolmerois Tyssère, des Désirants et la Compagnie de Fer. Ce que l’on ignorait à ce moment, c’était que la cible réelle des assaillants était le fils du prince Élémas IV, Ludovic Lacignon, seigneur-palatin de Laure. Alors que les combats faisaient rage au port de la cité, une escouade d’assassins se faufila jusque dans les appartements du noble afin de mettre fin à ses jours. Or, à l’insu des coupe-gorges, l’un d’eux –le Cassolmerois Constant Blanchêne- avait dévoilé leurs plans au palatin et au prince. Pendant un instant, tous crurent à la réussite de l’opération, ce qui permit à Élémas IV de faire planer le doute quant à ses actions futures pendant que ses ennemis s’organisaient. Ce n’est qu’au dernier instant, en plein palais princier, qu’il dévoila à tous la survie de son fils et ordonna l’arrestation des commanditaires de l’attentat : les Tyssère et leurs alliés. Immédiatement, les armes furent dégainées et ce ne fut que grâce à l’intervention in extremis du Bataillon sacré que le pire put être évité. Au nom du pacte du vin, les invités du palais purent regagner leurs résidences.

Par cet ultime ordre d’arrestation, le début des affrontements était annoncé. Ce qui allait être connu sous le nom de la « Guerre des deux Couronnes » pouvait débuter.

(Ligne du temps des années suivantes : La guerre des deux Couronnes)